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La broderie, un art de décoration féministe
La broderie, un art ancien, est une pratique dont les racines remontent à l’Antiquité. Des traces de cet art se retrouvent dans des civilisations telles que l’Égypte, la Grèce, l’Empire romain, et plus tard en Europe médiévale, où elle était pratiquée principalement par les femmes. Considérée comme une activité « domestique », la broderie était souvent reléguée à la sphère privée, associée à des travaux de femmes considérés comme mineurs par rapport aux formes d’art dominées par les hommes, comme la peinture ou la sculpture. Toutefois, au fil du temps, la broderie a subi une transformation radicale, notamment à partir des années 1970, lorsque des artistes et militantes féministes l’ont réappropriée pour en faire un outil de contestation.

Une réappropriation féministe de la broderie
Dans les années 1970 et 1980, le mouvement féministe a permis à la broderie de se réapproprier un statut artistique, loin de sa perception traditionnelle de simple activité domestique. Les femmes artistes ont cherché à valoriser cette pratique, longtemps reléguée à l’intimité et considérée comme mineure, en l’intégrant dans des œuvres d’art porteurs de messages sociaux et politiques. Judy Chicago, dans son œuvre The Dinner Party (1974-1979), a utilisé la broderie pour rendre hommage à des figures féminines historiques, redonnant ainsi une légitimité nouvelle aux arts textiles. En incorporant des éléments de broderie dans son travail, elle a transformé cette pratique domestique en une forme d’expression artistique légitime, et a réaffirmé son rôle essentiel dans l’histoire de l’art.
La broderie : un moyen de résistance
La broderie a également servi de moyen de protestation, en particulier au sein du collectif The Guerrilla Girls, qui a utilisé cette forme d’art pour dénoncer les inégalités de genre dans le monde de l’art. Le groupe, fondé en 1985, a souvent brodé des messages subversifs sur des affiches ou des vêtements, en utilisant la broderie comme un outil visuel de résistance. Cette réappropriation a permis de questionner les structures de pouvoir en place, et a montré comment des formes d’art traditionnellement associées à la féminité pouvaient devenir des armes politiques.
Les artistes contemporaines et la broderie subversive
Des artistes contemporaines, comme Ghada Amer ou Zouli Dery, ont également réutilisé la broderie pour questionner les normes sociales liées à la sexualité et au corps féminin. Amer, par exemple, brode des scènes de nu féminin et des motifs sexuels pour contester les attentes sociales et patriarcales. En utilisant la broderie pour traiter de ces sujets, elle redéfinit cette pratique non seulement comme une forme d’art féministe, mais aussi comme un acte de résistance face aux normes de beauté et de comportement imposées aux femmes. Ces œuvres cherchent à transformer des pratiques perçues comme subalternes en des instruments de subversion et d’affirmation de soi.

Réévaluation des pratiques féminines dans l’art
Au-delà des artistes, des historiens de l’art et des chercheurs féministes ont joué un rôle clé dans la révision de l’histoire de la broderie. Joanna Frueh, dans son ouvrage The Body of the Work (1993), explore comment les femmes ont utilisé des formes d’art comme la broderie pour remettre en question et redéfinir leur place dans le monde artistique. Selon Frueh, ces pratiques permettent de renverser les hiérarchies de valeur qui ont longtemps marginalisé l’art textile en le cantonnant à la sphère domestique et féminine.
La broderie comme résistance visuelle et politique
Plus récemment, des projets de « stitch protests » (protestations par la broderie, vidéo ici) ont émergé, où des militantes et des artistes utilisent la broderie pour afficher des messages sociaux et politiques sur des panneaux publics ou des vêtements. Ces formes de protestation visent à transformer des espaces privés en lieux d’affirmation politique. Par exemple, des femmes brodent des slogans dénonçant les inégalités de genre, les violences faites aux femmes, ou encore les attentes sociales placées sur leurs corps.
Ainsi, la broderie, loin d’être une pratique folklorique ou domestique, est devenue un instrument de lutte et d’émancipation. Les femmes, en réintégrant cette pratique dans un cadre d’expression artistique et politique, ont su lui redonner une dimension subversive et moderne. Aujourd’hui, la broderie continue de servir de moyen puissant pour affirmer des voix féministes et contester les normes sociales dominantes.
Un article d’Eva

Sources
- Chicago, Judy. The Dinner Party: From Creation to Preservation. Merrell, 2007.
- Frueh, Joanna. The Body of the Work: Feminist Art in the 1980s. Routledge, 1993.
- Amer, Ghada. Ghada Amer: Works from 1993-2005. New York: The Museum of Modern Art, 2005.
- Guerrilla Girls. The Guerrilla Girls’ Bedside Companion to the History of Western Art. Guerrilla Girls, 1995.
- May, Sophie. “Protest by Stitch: Embroidery as Political Resistance.” Textile: The Journal of Cloth and Culture, vol. 15, no. 2, 2017, pp. 201-216.
- Parker, Rozsika. The Subversive Stitch: Embroidery and the Making of the Feminine. Reprinted, Bloomsbury Visual Arts, 2019.
Rivalités entre femmes* : un stéréotype sexiste alimenté par le patriarcat
Le fait que les relations entre femmes* soient inévitablement sujettes à des rivalités est très certainement un stéréotype sexiste, alimenté entre autres par la plume des auteurs (hommes, bien sûr) depuis l’Antiquité, et par les représentations véhiculées par la culture populaire jusqu’à nos jours.
Cependant, des rivalités entre femmes existent réellement, et sont rapportées par des expériences de femmes sur leur lieu de travail, par exemple. Mais ce type de relations entre femmes, en tant que phénomène social structurel, est une conséquence du système patriarcal et hétéronormatif dans lequel nous vivons.
* Par femmes, le CFEP entend toutes les personnes qui s’identifient comme femmes ; c’est donc en ce sens également qu’on l’appréhende dans cet article.

L’hétéro-patriarcat : diviser pour mieux régner
En effet, dans ce système, les individus, y compris les femmes, intègrent l’idée d’une supériorité des hommes, des valeurs et des qualités qui leur sont associées, et d’une infériorité des femmes. Dans ce contexte, les hommes seuls ont le pouvoir de valoriser et d’estimer les femmes, et c’est essentiellement autour de cela que des rivalités peuvent apparaître. Les femmes tendent davantage à s’identifier aux hommes qu’aux autres femmes. Elles cherchent à s’attirer leurs faveurs, à s’inscrire dans leur système d’institutions sociales, à s’y faire une place dans des positions de pouvoir, très rares et difficiles d’accès pour elles. Dans ce contexte, on comprend que toute nouvelle venue peut être perçue comme une ennemie potentielle, si l’on ajoute à cela la misogynie que les femmes, comme les hommes, intériorisent. Cette rivalité, pour Susan Shapiro, se différencie d’un esprit de compétition, qui accompagne un contexte où l’on sait que l’on se mesure à quelqu’un d’autre « à armes égales », en ayant conscience de sa valeur. La rivalité qui peut exister entre femmes est motivée plutôt par la peur d’être supplantée par l’autre. Elle est d’autant plus vicieuse et stigmatisante qu’elle est inconsciente et mal perçue socialement pour les femmes, alors que pour les hommes, la compétition est valorisée.
Ainsi, tout en performant la féminité pour coller aux attentes de genre qui leur sont attribuées, les femmes ont tendance à se distancier des groupes de femmes, et cela se marque plus fort dès l’adolescence. Elles se revendiquent comme « différentes des autres » pour se valoriser aux yeux des hommes et tenter de ne pas incarner de stéréotypes négatifs associés aux femmes. Elles accordent moins de crédit aux propos de femmes, et à leurs relations avec des femmes, comme si elles les vivaient par défaut, faute de pouvoir passer leur temps avec un homme. Il peut ainsi exister ce que Charrel appelle le « syndrome de l’unique ». C’est-à-dire le caractère flatteur, voire la fierté, liés au fait d’être la seule femme entourée d’hommes, ou qui a su se faire une place dans un univers essentiellement masculin, dans les milieux professionnel ou amical.
Rivalité et relations affectives
Ces phénomènes se traduisent, entre autres, dans les relations affectives. D’autant que l’hétéronormativité vient alors s’allier au patriarcat pour refuser aux femmes toute autre relation qu’une relation romantique (ou, du moins, conjugale) avec un homme, censée être le summum, voire la source unique, de leur accomplissement. Dans ce double système, la femme n’existe socialement, ne pense pouvoir exister socialement, que dans une relation avec un homme, essentiellement une relation de couple (exclusive). Cette relation est donc présentée et perçue, dans notre société, comme supérieure à toutes les autres, prioritaire. Et ce, sur un marché de l’amour inégal, puisque la polygamie de l’homme est valorisée socialement, alors que celle de la femme est condamnée. Chaque femme, pour exister socialement, remplir les rôles sociaux qui sont attendus d’elle, est donc censée trouver et conserver son partenaire, qui reste toutefois disponible, en théorie, pour toutes les autres femmes. De là, une rivalité peut se mettre en place.
Cette rivalité peut se porter sur le physique et la beauté, puisque dans le système hétéro-patriarcal les femmes sont réifiées, considérées comme des objets sexuels et des corps reproductifs. N’étant pas encouragées à exister par leur intellect, et ayant intériorisé leur position sociale inférieure, les femmes peuvent manquer d’estime d’elles-mêmes. Et puisque l’homme a la prérogative de valorisation des femmes, celles-ci peuvent chercher à coller aux normes de beauté et de désirabilité pour gagner ses faveurs. Et, par suite, trouver un partenaire et accomplir leur rôle social. Cela renforce, en retour, les stéréotypes de genre.
Et l’amitié dans tout ça ?
L’hétéronormativité rend difficile l’existence d’autres formes de relations affectives qui permettraient de dépasser les rapports de genre inégaux, que le couple hétérosexuel perpétue et justifie. Ainsi, les relations d’amitié entre femmes par exemple passent au second plan, pratiquement et dans les représentations, entre autres celles que l’on retrouve dans la culture populaire. Elles y sont très souvent invisibilisées ou, quand elles sont montrées, c’est souvent de manière stéréotypée. Elles font l’objet de dénigrement et de moquerie. Ainsi, de telles amitiés peuvent être marquées par la jalousie, l’envie, l’agressivité, la compétition (notamment dans le cadre d’une conquête amoureuse, ce qui démontre bien la hiérarchie entre amour romantique hétérosexuel et amitié entre femmes qui est présentée), la superficialité, la bêtise.
En fait, dans le système hétéro-patriarcal, l’amitié, comme l’ensemble des valeurs et des normes dominantes, est pensée par et pour les hommes : les femmes en sont exclues. Jacques Derrida, dans Politiques de l’amitié (1994), résume bien la manière dont les auteurs ont envisagé les femmes et leurs relations depuis l’Antiquité : elles ne seraient capables que d’amour romantique et maternel, et pas d’amitiés, avec des hommes comme avec des femmes. De plus, dans la logique de ces pensées, les femmes, cantonnées à l’espace privé, voient leurs occasions de nouer des amitiés avec d’autres femmes limitées. Elles se contentent de prendre soin de leur mari, de leurs enfants et de leur foyer.
En fait, l’amitié, comme les relations lesbiennes, sont des formes de relations affectives potentiellement subversives pour le système hétéro-patriarcal, perçues comme une menace à son maintien. C’est pourquoi elles ont toujours été condamnées et invisibilisées par ce même système.
En résumé
Si des rivalités entre femmes peuvent réellement exister, elles sont le fruit du système patriarcal et hétéronormatif dans lequel nous vivons. Celui-ci influence les représentations que nous avons des relations entre femmes et la façon dont nous les vivons concrètement. Ces représentations sont répercutées et véhiculées, entre autres, par la culture populaire dominante.
Sororité, adelphité : la solidarité pour lutter
Pour résister et renverser les structures de domination en place, plusieurs féministes prônent la sororité, soit une forme de solidarité politique entre femmes, chargée d’affect et d’estime mutuels. Elle est basée sur la conscience commune des femmes de leur condition d’exploitation, la volonté d’y mettre un terme et la mise en place d’actions concrètes pour que cela advienne. Cette sororité doit donc passer par une prise de conscience de cette condition commune. Les femmes doivent s’identifier et se reconnaître entre elles, et cesser de s’identifier aux dominants. Elles doivent reconnaître que la source de leurs difficultés n’est pas les autres femmes, mais bien le système patriarcal et hétéronormatif dans lequel elles vivent, qui les exploite, et qu’elles contribuent elles aussi à maintenir en place en en ayant intériorisé les idées. Plusieurs autrices, dont Marcela Lagarde et bell hooks, insistent toutefois sur le fait que la sororité doit être intersectionnelle, et tenir compte des différences raciales, de classe, d’orientations sexuelles, etc, entre les femmes sans chercher à les effacer, pour ne pas reproduire entre elles des dynamiques de domination (voir notre article). Bien sûr, une telle sororité n’est pas facile à mettre en place en raison même de ses conditions d’existence, et parce que le système patriarcal tire parti de la division des femmes.
On notera que la sororité peut aussi faire l’objet d’une certaine méfiance, par peur de cette homogénéisation des « femmes » mais aussi d’une récupération politique et d’un usage creux, sans en comprendre le sens et les implications politique réels.
De plus, nous pouvons préférer au terme de sororité celui d’adelphité. Il vient du grec adelph, dont dérivent les mots en grec désignant « sœur » et « frère » (quand, dans d’autres langues, ces deux mots proviennent de racines différentes). On l’utilise pour désigner une solidarité entre personnes quel que soit leur genre. Ainsi, le terme est plus inclusif et permet d’aborder des réalités politiques que la sororité n’envisage peut-être pas. La solidarité politique est ici encouragée entre personnes qui ne sont pas uniquement conçues comme des femmes cisgenres.
Un article d’Alix Taillan
Sources
Afilal, K. (2023). Rivalité féminine au travail : enseignements d’une étude exploratoire auprès des femmes marocaines. Revue Internationale des Sciences de Gestion, 6(2), 193 – 211. DOI : https://doi.org/10.5281/zenodo.7849866.
Anne Sylvestre. (1979). Frangines. J’ai de bonnes nouvelles [CD].
Carpent, M., Delhez, E., Henrard, F., et Kaison, L. (2022). Armes sœurs. L’amitié entre femmes comme solidarité politique et source d’émancipation [Article académique]. IHECS, Bruxelles.
Charlotte Bienaimé. (2022). Les copines d’abord. Un podcast à soi [podcast]. France : Arte Radio.
Charrel, M. (2021). Qui a peur des vieilles ? Editions Les Pérégrines.
Ferrarese, E. (2012). bell hooks et le politique. La lutte, la souffrance et l’amour. Dans A. M. Devreux et D. Lamoureux (dir.), Cahiers du genre, N°52. Les antiféminismes (pp. 219-240). DOI : 10.3917/cdge.052.0219.
Lagarde, M. (2014). Enemistad y sororidad: Hacia una nueva cultura feminista [Manifeste]. Récupéré le 6 février 2025 de https://e-mujeres.net/.
Liamchine, S. de, et Robert, J. (2023). Sororité & rivalité féminine. Présence et Action Culturelles. Récupéré le 6 février 2025 de https://www.pac-g.be/analyse-16-sororite-et-rivalite-feminine/.
Liedo, B. (2022). Juntas y revueltas: la sororidad en el feminismo contemporáneo. Recerca, Revista de Pensament i Anàlisi, 27(2).
DOI : http://dx.doi.org/10.6035/recerca.6539.
Olivier, C. (2024). Les relations entre femmes dans les films d’action du XXIe siècle. De la rivalité à la sororité, une étape indispensable à un changement des stéréotypes ? [Mémoire de maîtrise]. Université du Québec à Montréal, Québec, Canada.
Roubin, S. (2019). Le polyamour, un mode de relation féministe ? Collectif contre les violences familiales et l’exclusion asbl. Récupéré le 6 février 2025 de https://www.cvfe.be/publications/analyses/208-le-polyamour-un-mode-de-relation-feministe.
Le féminisme, c’est quoi ?
En mars, on parle féminisme
Voici nos premiers petits guides, qui font partie de notre projet afin de créer des outils de sensibilisation. Avec un focus sur un thème par mois, ils sont conçus avec passion par notre ASBL pour démystifier, éduquer et inspirer.
Pour une première, on veut replacer et affiner nos connaissances sur la notion de féminisme, pour avoir une base solide pour la suite. À travers des mots simples et des idées puissantes, nous souhaitons rendre le féminisme accessible à toustes, en mettant en lumière ses enjeux, ses victoires, et les défis qu’il reste à relever. Que vous soyez novice en la matière ou déjà engagé.e dans la cause, ces guides sont là pour vous accompagner dans votre découverte ou approfondissement du féminisme.
Ils sont également disponibles en version papier. Contactez-nous pour plus d’infos.
Vous trouverez 3 parties : la première sur l’histoire et les différentes vagues du féminisme, la deuxième sur les types qui co-existent et la troisième est un focus sur les féminismes intersectionnels, car c’est là qu’est notre lutte.
Rapport d’activités 2021
Les activités du Centre Féminin d’Education Permanente en 2021. Bonne lecture !
Emploi, genre et diversité – vidéos
Le 15 décembre 2022, le CFEP organisait une conférence sur la thématique Emploi, genre et diversité. Emilie Brébant, anthropologue et formatrice en prise de parole publique, y a analysé les constructions sociales de genre que révèlent les mécanismes de prise de parole en public et d’éloquence. Elle a également proposé des outils pour amener une meilleure représentation des femmes dans ce domaine. Joelle Jablan, consultante et formatrice diversité et inclusion en entreprise, nous a parlé des inégalités de genre en termes de santé dans le monde du travail. Elle a aussi énuméré quelques pratiques inspirantes pour mieux tenir compte des spécificités biologiques et sociales des femmes dans les entreprises.
La charge mentale – Un poids genré
La charge mentale est aujourd’hui un mot que l’on entend beaucoup, et qui parfois est utilisé un peu à toutes les sauces. Il s’agit d’un concept essentiel en ce qu’il renvoie à des réalités et des vécus bien spécifiques. Sa juste utilisation dans la sphère publique permet de les visibiliser et les légitimer, ainsi que les rapports de pouvoir qu’ils impliquent, en l’occurrence liés au genre.
Dans son livre autobiographique Les années (2008), Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, nous dit ceci :
« Selon les critères des journaux féminins, extérieurement elle fait partie de la catégorie en expansion des femmes de trente ans actives, conciliant travail et maternité, soucieuses de rester féminines et à la mode. Énumérer les lieux qu’elle fréquente dans une journée (collège, Carrefour, boucherie, pressing, etc.), ses trajets dans une Mini Austin entre le pédiatre, le judo de l’aîné et la poterie du cadet, la Poste, calculer le temps dévolu à chaque occupation, cours et corrections, préparation du petit déjeuner, des vêtements des enfants, du linge à laver, du déjeuner, courses, sauf le pain – c’est lui qui le rapporte au retour du travail – ferait apparaître :
un partage apparemment inégal entre le dedans et le dehors de la maison, le travail salarié (2/3) et le travail domestique, y compris éducatif (1/3)
une grande diversité de tâches
une importante fréquentation des lieux de commerce
une absence quasi totale de temps morts » (pp. 124-125)
Cette perspective est celle d’une femme française plutôt privilégiée du début des années septante. Mais elle décrit avec beaucoup de justesse, sans encore le nommer, un concept qui fait encore partie intégrante du quotidien des femmes aujourd’hui : la charge mentale.

Définition
Cette notion a été pour la première fois étendue à la sphère domestique en 1984 par la sociologue française Monique Haicault, dans son article La gestion ordinaire de la vie en deux. Depuis lors, la notion a fait son chemin. La charge mentale est désormais entendue comme le poids psychologique causé par la gestion quotidienne du foyer, et les compétences particulières qu’elle requiert, sur les personnes qui assument cette gestion, et donc en immense majorité sur les femmes. Ce poids et ses conséquences se marquent d’autant plus lorsque cette nécessaire gestion domestique se combine à des responsabilités professionnelles (Simard, 2019 ; Haicault, 2020 ; Larousse, 2020). Mais attention, comme le souligne Haicault (2020), la charge mentale ne concerne pas seulement la réalisation concrète des tâches domestiques, mais surtout le fait que la responsabilité de leur planification, leur organisation, leur gestion (Simard, 2019) est socialement considérée comme assumée par les femmes (Emma, 2017).
Autrement dit, selon Emma (2017), dessinatrice féministe qui a popularisé la notion de charge mentale dans sa BD Fallait demander, il est possible que les hommes (hétérosexuels) s’impliquent pratiquement dans les tâches domestiques au sein du foyer, bien que les statistiques montrent qu’ils y consacrent bien moins de temps que les femmes (Caldini, 2015 ; Observatoire des inégalités, 2016 ; Simard, 2019). Mais ils les réalisent le plus souvent en tant qu’exécutants, attendant que leurs compagnes leur délèguent des rôles, et remettant par-là entièrement sur leurs épaules la charge d’organiser ce travail domestique. C’est ce qu’ils expriment par des « Dis-moi si je peux t’aider », ou d’autres « Mais tu ne m’avais pas demandé de préparer ça, si j’avais su, je l’aurais fait ! ». Par ce genre de réflexions, Emma conclut que les compagnons refusent donc de prendre leur part de charge mentale, se contentant de réaliser quelques tâches si et seulement si on le leur demande (voire leur décrit comment s’y prendre).
Un double travail
Donc, les femmes se retrouvent le plus souvent organisatrices/coordinatrices et exécutantes principales du travail domestique. Ce terme de travail domestique n’est pas neutre, puisque Haicault (1984) discute déjà l’idée d’un double travail des femmes, leur travail salarié et le travail domestique qui les attend à la maison, ce dernier étant complètement invisibilisé et non-rémunéré (Simard, 2019), dévalué mais normalisé (Haicault, 2020). Or, ces deux jobs ne constituent pas deux réalités bien distinctes qui ne s’imbriquent pas, mais les préoccupations de l’un persistent durant le temps qui est consacré à l’autre. Ainsi, à tout moment de la journée, les femmes se retrouvent en train de jongler entre des données de diverses natures qu’elles doivent organiser, planifier et gérer : courses à faire, factures à payer, dossiers à terminer, activités des enfants à planifier, linge à repasser, maison à ranger, réunions à préparer, etc.
La charge mentale liée au travail domestique (qui se retrouve donc alourdie si la femme travaille, mais qui lui incombe tout autant si elle ne travaille pas), toujours selon Haicault (2020, 2021), requiert par conséquent des compétences à part entière, largement sous-estimées : compétences techniques de gestion, de mémorisation, de coordination, de planification, de réponse aux imprévus ; capacité de jongler entre différentes temporalités propres aux vies personnelle et professionnelle des femmes et/ou aux activités spécifiques des différent‧e‧s membres de leur famille ; capacités d’empathie et affectives, relatives au care, au prendre soin, nécessaires pour veiller au bien-être de l’ensemble de leur famille, dont on leur attribue également la charge, en ce compris l’éducation des enfants. D’ailleurs, la charge mentale augmente grandement lorsque l’on devient maman, puisqu’il incombe également aux femmes dans de nombreuses sociétés de s’occuper des enfants dès leur naissance, tandis que leurs maris repartent rapidement travailler. Cela explique, entre autres, que le congé paternité soit un enjeu féministe (Brachet, 2007 ; Emma, 2017).

Quelles perspectives ?
Évidemment, le fait que la charge mentale soit quasi-exclusivement l’apanage des femmes n’a rien de naturel, bien qu’il soit présenté comme tel dans nos sociétés. L’attribution du travail domestique en écrasante majorité aux femmes est le fruit de construits sociaux et de stéréotypes de genre (Emma, 2017 ; Haicault, 2020), qui sont reproduits d’une génération à l’autre. En effet, comme l’explique Emma (2017), dès notre naissance, nous apprenons que les filles prennent soin de leur poupée et jouent à la dînette, mais pas les garçons. Nous voyons nos mamans tout assumer dans la maison pendant que nos papas les laissent faire sans trop s’impliquer. Nous grandissons avec des médias, fictionnels ou non, qui limitent les femmes aux rôles d’épouses et de mères, tandis que leurs partenaires masculins partent vivre maintes aventures. Une meilleure répartition de la charge mentale passe donc par un travail sur les stéréotypes et les attentes de genre au sein de la vie familiale, et ce, dès l’éducation des enfants. En ce sens, selon Haicault (2020), une prise de conscience que la quasi-exclusivité féminine de la charge mentale ne va pas de soi se met en place depuis quelques années. Haicault ajoute que la pandémie a révélé le caractère tout à fait essentiel du travail du care, à la maison comme en-dehors.
Châteauneuf (2019 ; citée par Simard, 2019), dans son essai Si nous sommes égaux, je suis la fée des dents, propose par ailleurs quelques outils pour mieux distribuer la charge mentale au sein du couple, qui dépassent une simple répartition plus équitable des tâches domestiques. Car, on le rappelle, c’est le travail de planification et de gestion mentales permanentes de ces tâches qui est en jeu, lequel est encore presque totalement l’apanage des femmes dans nos sociétés.
Sources :
Brachet, S. (2007). Les résistances des hommes à la double émancipation. Pratiques autour du congé parental en Suède. Sociétés contemporaines (65), 175-197. DOI : 10.3917/soco.065.0175.
Emma. (2017). Fallait demander. https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/.
Ernaux, A. (2008). Les années. Gallimard.
Caldini, C. (2015). Égalité homme-femme : la répartition des tâches domestiques en trois graphes. https://www.francetvinfo.fr/societe/egalite-homme-femme-la-repartition-des-taches-domestiques-en-trois-graphes_902569.html.
Haicault, M. (1984). La gestion ordinaire de la vie en deux. Sociologie du travail, 26(3), 268-277. DOI : https://doi.org/10.3406/sotra.1984.2072.
Haicault, M. (2020). La charge mentale. Histoire d’une notion charnière (1976-2020) [Article]. Hal. https://hal.science/hal-02881589.
Haicault, M. (2021). La charge mentale, son émergence et ses transformations, un cadre conceptuel d’analyse [Article]. Isidore. https://isidore.science/document/10670/1.yamtlr.
Larousse. (2020). Charge mentale. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/charge/14743#11072849.
Observatoire des inégalités. (2016). L’inégale répartition des tâches domestiques entre les femmes et les hommes. https://www.inegalites.fr/L-inegale-repartition-des-taches-domestiques-entre-les-femmes-et-les-hommes.
Simard, V. (2019, 4 octobre). Partager le poids de la charge mentale. La presse. https://www.lapresse.ca/societe/famille/2019-10-04/partager-le-poids-de-la-charge-mentale.
Trouver Sa Voix
Trouver Sa Voix, c’est une table de conversation organisée en collaboration avec l‘ARC Bruxelles.
Les tables de conversation ou ateliers d’alphabétisation font partie des activités fondamentales du CFEP. Elles permettent à nos participant‧e‧s une pratique régulière et concrète du français, directement liée à leurs besoins quotidiens. Il peut s’agir d’un apprentissage ou d’un renforcement de leurs connaissances. Cette pratique est encouragée à travers divers projets ponctuels et de long cours.
C’est ainsi que s’est organisé, entre autres, le projet Trouver Sa Voix qui a permis de renforcer les compétences parlées de notre public. Nous en avons repris certains des échanges entre nos participant‧e‧s dans une capsule audio.