Body Positivisme : un mouvement en mutation

Depuis plusieurs décennies, le mouvement du body positivisme a évolué, passant d’une révolution contre les normes esthétiques oppressives à une expression individualiste de l’acceptation de soi.  Originalement conçu par les femmes grosses comme un cri de résistance contre les normes de beauté restrictives et discriminatoires, le mouvement a désormais été récupéré par une variété de voix. Il a évolué pour devenir une plate-forme où une multitude de voix s’expriment, parfois au détriment de son essence militante initiale.

body positivisme

Les origines du body positivisme

L’histoire du body positivisme remonte à plusieurs décennies, mais ses origines modernes peuvent être retracées dans les années 1960-70. À cette époque, des voix marginales commencent à se faire entendre, défiant les normes rigides de beauté et de taille imposées par la société. Llewellyn Louderback, auteur américain, publie en 1967 un article intitulé « More People Should be Fat! » dans The Saturday Evening Post, exposant les défis rencontrés par sa femme en raison de son poids. Cet article inspire Bill Fabrey à fonder en 1969 la National Association to Advance Fat Acceptance (NAAFA), luttant contre la discrimination envers les personnes en surpoids. Ensuite, en 1996, l’association The Body Positive est fondée par Connie Sobczak et Elizabeth Scott, avec pour objectif d’aider les individus à accepter leur corps et à lutter contre les troubles alimentaires.

Un mouvement qui évolue

Cependant, au fil des décennies, le body positivisme a subi des transformations significatives. Avec l’avènement des réseaux sociaux, le mouvement a connu une popularité croissante, atteignant un public plus large. Les plateformes telles que Instagram et Twitter ont permis à un large éventail de personnes de partager leurs expériences et de revendiquer l’acceptation de soi, quel que soit leur poids ou leur apparence. Mais cette popularité a également entraîné une dilution du message original du mouvement. De nos jours, il n’est pas rare de voir des personnes minces et répondant aux normes, utiliser le hashtag #bodypositive pour partager leurs propres insécurités physiques, telles que des vergetures ou des bourrelets. Bien que ces préoccupations soient légitimes, elles émanent souvent de corps qui correspondent déjà aux normes de beauté dominantes, détournant ainsi l’attention des personnes qui étaient à l’origine marginalisées en raison de leur poids ou de leur apparence.

Une ré-appropriation critiquée

Cette évolution du body positivisme a suscité des débats au sein du mouvement lui-même. Des voix s’élèvent pour dénoncer la déformation du mouvement, qui était à l’origine politique et militante. Le collectif Gras Politique, une association française luttant contre la grossophobie, souligne que le mouvement a été porté par des femmes grosses et racisées se sentant invisibles et mal considérées dans la société américaine. L’utilisation du mouvement par des personnes minces et conventionnellement belles a conduit à une perte de l’essence même du body positivisme, qui était de défier les normes de beauté dominantes et de lutter contre la discrimination basée sur le poids.

Dans son édition de juillet, le *Süddeutsche Zeitung Magazin* dresse un portrait désabusé du body positivisme, qualifiant le mouvement de “beau principe” mais aussi d' »idée fabuleuse » difficilement réalisable dans une société où les normes de beauté sont étroitement liées au capitalisme. Le magazine souligne également comment le mouvement a été détourné par l’industrie de la mode et de la beauté, devenant parfois une simple stratégie marketing. Le magazine allemand souligne que le retour de l’extrême maigreur sur les podiums de la haute couture et les campagnes publicitaires « prétendument inclusives » ne font que perpétuer les injonctions esthétiques traditionnelles. En effet, bien que des mannequins plus size soient mis en avant, ils sont souvent présentés avec des traits conventionnellement attrayants, ce qui renforce la pression sur l’apparence physique plutôt que de la réduire et invisibilise d’autant plus les corps gros et très gros. Face à ces constats, le concept de « body neutrality » émerge, mettant l’accent non pas sur l’aspect esthétique des corps, mais sur la dissociation de la valeur personnelle de l’apparence physique.

Vers plus d’inclusivité ?

Outre les nombreuses critiques de ré-appropriation du mouvement body positive par un public non concerné par la problématique initiale, certain.es défenseur.euses du mouvement soutiennent que le body positivisme devrait être inclusif de toutes les formes de corps et de toutes les expériences. Vannah Malila, fondatrice de CURVE, le premier mouvement body positive en Belgique, insiste sur le fait que le body positive concerne tout le monde, y compris les personnes minces. Elle souligne que les hommes ont également du mal à assumer leurs complexes et que leur représentation dans le mouvement est encore trop faible. Pour elle, le message du mouvement va bien au-delà du simple fait d’accepter ses rondeurs ; il s’agit plutôt d’accepter et de célébrer la diversité corporelle dans toutes ses formes.

Conclusion

En conclusion, le body positivisme émerge comme un mouvement en mutation, ayant traversé des décennies d’évolution depuis ses origines militantes dans les années 1960-70. Initialement conçu comme une réponse aux normes de beauté oppressives par les personnes grosses et très grosses, il a évolué pour devenir une plate-forme d’acceptation de soi où diverses voix s’expriment. Cependant, cette popularité croissante a conduit à une réappropriation critiquée du mouvement, avec des voix dénonçant sa dilution et sa déformation par des individus qui entrent néanmoins dans les cases conventionnelles de la beauté. Malgré cela, certain.es défenseur.euses du body positivisme soutiennent une vision inclusive, célébrant la diversité corporelle dans toutes ses formes. Dans l’ensemble, le body positivisme est à un tournant de son histoire. Alors que le mouvement continue d’évoluer, il est crucial de se souvenir de ses origines militantes et de s’efforcer de maintenir son engagement en faveur de la justice sociale et de l’inclusivité. Seulement ainsi pourra-t-il véritablement atteindre son objectif de libérer tous les corps des contraintes des normes esthétiques oppressives.

Bibliographie

Collectif Gras Politique. (2024). Body Positivisme : Plus que jamais, un mouvement militant [Blog post]. Récupéré sur https://graspolitique.fr/body-positivisme-plus-que-jamais-un-mouvement-militant/

Courrier International. (2023, 20 juillet). La fin de l’“idée fabuleuse” du body positivisme. *Courrier International*. https://www.courrierinternational.com/une/une-du-jour-la-fin-de-l-idee-fabuleuse-du-body-positivisme

Hidoussi, V. (2022, 25 octobre). *À double tranchant  ;  : les limites du body positive*. Madame Figaro. https://madame.lefigaro.fr/bien-etre/forme-detente/a-double-tranchant-les-limites-du-body-positive-20220410

Louderback, L. (1967). More People Should be Fat! The Saturday Evening Post.

Pirmez, M. (2019, 9 novembre). *Body positivisme, un mouvement faussement incluant ? – Mammouth Média*. Mammouth Média. https://www.mammouth.media/body-positivisme-mouvement-faussement-incluant/

Sobczak, C., & Scott, E. (1996). The Body Positive: A Guide to Loving Your Body. Gurze Books.

Süddeutsche Zeitung Magazin. (2024). Le Body Positivisme : À la recherche de ses origines [Article]. Süddeutsche Zeitung.

Le selfcare : origines, limites & enjeux

Dans notre société actuelle, le selfcare est devenu une tendance incontournable. Les médias regorgent de messages encourageant à prendre du temps pour soi, à s’offrir des moments de détente et à se chouchouter. Le selfcare est célébré comme un acte d’amour envers soi-même.

Chaque jour, le #selfcare est utilisé plus de 18 millions de fois sur Instagram ; c’est un des plus populaires. Mais que se cache-t-il réellement derrière cette tendance ? D’où vient-elle ? Quelles en sont les limites et les enjeux ?

ORIGINES

Il faut tout d’abord noter que le concept du selfcare vient initialement des mouvements radicaux noirs et féministes états-uniens des années 50. Il est alors « un moyen de résister aux systèmes de suprématie blanche, de patriarcat et de capitalisme »[1]. Les activistes insistent sur sa primordialité pour contrer l’épuisement, ainsi que pour se protéger et guérir des traumatismes d’oppression à répétition.

« Prendre soin de moi n’est pas de l’indulgence personnelle, c’est de la préservation de soi, et c’est un acte de guerre politique. » Audre Lorde, 1988.

LIMITES

Fondamentalement, il s’agit donc de prendre du temps pour soi-même ; du temps simplement destiné à se ressourcer, à se détendre, à trouver un équilibre et de la compassion envers soi-même. In fine, de préserver un mode de vie épanouissant et durable.

Actuellement, les dérives du bien-être se situent à l’intersection entre nombreuses discriminations : elles sont sexistes, classistes, individualistes, productivistes…

CONSUMÉRISME & INDIVIDUALISME

Ines nous a prévenu·es ; la peau a 3 besoins, le reste est marketing. Et, en effet, le bien-être est devenu « un marché, l’une des poules aux œufs d’or du capitalisme à la fin des années 80 et s’impose peu à peu comme une obligation » (Camille Teste, Politiser le bien-être, Binge Editions, 2023). Cette industrie a été évaluée à environ 11 milliards de dollars en 2018 et continue de croître.

En effet, malgré la radicalité de son origine et la beauté de l’idée de base, le selfcare tel que nous le connaissons aujourd’hui a été édulcoré et marchandisé. Nous, consommateurices, recherchons des voies de soulagement face aux stress toujours croissants auxquels nous sommes confronté.es ; aussi, les entreprises, toujours aussi réactives, répondent à cette demande et ce besoin grandissant en les capitalisant. Cette récente tendance du marketing axé sur le bien-être est une stratégie très claire pour nous distraire et nous tenir éloigné.es des réels enjeux sociétaux actuels.

Mais pourquoi ça marche ? Est-ce que le selfcare n’est pas devenu une excuse pour glorifier un monde de plus en plus individualiste ?

On nous dit simplement d’acheter un nouveau produit pour résoudre nos problèmes. Mais aucun nombre de bains moussants ou de jus verts ne pourra réparer une culture qui dévalue constamment notre bien-être émotionnel et nous dit que la seule manière d’être heureux.se est de continuer à se mettre une pression sur les épaules pour aller mieux, chacun.e chez soi.

Or, quand le monde est hostile, on se referme sur son petit cocon, sa petite vie à soi. En effet, le selfcare, c’est notre moyen individuel d’avoir la sensation de reprendre le contrôle de nos vies. C’est notre échappatoire. En effet, nos problèmes actuels sont tellement immenses (climat, fascisme, sexisme, racisme…) que, « à défaut de se sentir capable de s’attaquer aux réels problèmes, on s’attaque aux symptômes. On a totalement perdu ce réflexe du collectif, d’organisation collective » (Camille Teste, Politiser le bien-être, Binge Editions, 2023).

« Cette idée que nous n’avons aucune responsabilité collective de ce qu’il se passe dans le monde ou dans le cœur des autres, c’est une théorie fictionnelle de propagande politique, qui nous mène tout droit à un égoïsme suprême érigée en valeur morale, qui nous insensibilise petit à petit et nous envoie droit vers la catastrophe fasciste. Parce que sans communauté, sans responsabilité commune, il n’y a plus de collectif ni de société » (Judith Duportail, Selfcare ta mère, Binge Audio, 2023).

CLASSISME, SEXISME & CAPITALISME

Il faut être honnête : nous parlons ici d’un concept principalement orienté vers les femmes ou personnes qui se définissent comme telles. Le patriarcat perpétue des standards de beauté inaccessibles, exerçant une pression sur nous pour atteindre un certain niveau de perfection. Les réseaux sociaux sont souvent inondés d’images de routines de selfcare impeccables, de séances d’entraînement quotidiennes, de repas sains préparés avec soin, et de spas à domicile somptueux. Cette représentation idéalisée du selfcare peut créer un sentiment de culpabilité pour les gens qui ne parviennent pas à suivre ces normes élevées.

Une autre limite du selfcare est son coût potentiel. De nombreuses pratiques de selfcare, telles que les soins de la peau haut de gamme, les abonnements à des studios de fitness, ou même des vacances de bien-être, peuvent être financièrement inabordables pour une très grande partie de la population. Cela crée une discrimination de plus entre les gens, engendrant des sentiments d’injustice et d’exclusion.

Le selfcare peut également être compromis par la pression du temps et de la productivité. Dans une société où le rythme de vie est souvent effréné, prendre du temps pour soi peut sembler un luxe que peu de gens peuvent se permettre. Parallèlement, il existe une pression sociale pour être constamment productif, ce qui peut pousser les individus à négliger leurs besoins en selfcare au profit de l’efficacité.

On le comprend, le selfcare est représentatif de notre société quand on observe les discriminations qu’il englobe : dérives individualiste et capitaliste, privilèges de classes, etc. Pour autant, cela reste un concept essentiel dans nos vies.

Mais, alors, comment redonner au bien-être sa beauté militante ?

Comment trouver l’équilibre en ces temps de chaos ?

Image représentant une personne qui prend soin d'elle : bigoudis, crème, plantes...

ENJEUX

Techniquement, nos questionnements étant individualisés et psychologisés (ai-je une belle peau ? bois-je assez d’eau ?) et des « solutions rapides » sous forme de produits nous étant soumises (masques, gourdes graduées, coachings…), nous sommes chacun et chacune rendu·es incapables de déceler les problèmes plus systémiques et sociologiques qui bouillonnent sous la surface et architecturent nos sociétés. Pourtant, les maux transpercent toutes les strates de la population : des personnes de tous âges signalent une augmentation du stress, de l’épuisement professionnel et de l’anxiété. Les hospitalisations pour des crises de santé mentale sont en hausse. Nous nous faisons donc un grand déservice en traitant et définissant le bien-être comme une matière seulement intime, plutôt que comme faisant partie d’un système plus vaste qui nous nuit touxtes. N’oublions jamais que l’intime est politique.

Bien sûr, le selfcare, en soi, n’est certainement pas une chose mauvaise, égoïste ou frivole.

Au contraire, il reste une pratique précieuse pour le bien-être mental et physique. Ne tombons pas dans l’autre extrême en s’interdisant nos moments de bien-être : une journée au spa, un bon bain chaud, une crème qui sent bon, une séance de Pilates… Evidemment, tout cela est extrêmement agréable et important. Plus que jamais, nous avons toustes besoin de moments de répit, de paix, pour respirer, faire une pause.

Pour autant, ne nous laissons pas trop embarquer dans l’esthétique de cette tendance marketing et ne laissons pas ce principe vertueux devenir une source de stress supplémentaire. Il est temps de repolitiser ce bien-être et d’en faire une arme collective au service du peuple. Les pratiques du bien-être sont souvent intéressantes intrinsèquement, mais sont à réfléchir pour les transformer en outil au service d’un projet de société plus juste. Pour cela, il serait intéressant de revenir à la source du concept d’Audre Lorde…

Les combats à mener sont multiples, complexes… mais tout autant enrichissants et essentiels. Ramenons de la joie dans nos luttes, organisons-nous ensemble pour intégrer de la tendresse dans nos révoltes. L’avenir, le monde dont on rêve est un monde plus juste, plus respectueux, plus heureux. Mais, afin d’y arriver, nous ne pouvons pas nous laisser happer par l’aigreur et la pollution actuelle. Nous ne devons de montrer que ce pour quoi on se bat est beau, mobilisons-nous pour nos luttes fédératrices. Et, pour cela, nous ne pouvons pas y laisser notre santé. Et c’est à cet équilibre qu’il faut essayer de tendre.

Concluons peut-être par cette citation de Virginie Despentes : « La douceur et la bienveillance sont les notions les plus antinomiques avec le système qui nous opprime. La douceur et la bienveillance, c’est le contraire de l’exploitation capitaliste ». Soyons doux·ces, envers nous-mêmes, les autres, nos corps et nos esprits, envers nos enfants et leur cœur, envers la planète et ses cadeaux. De cette douceur découlera le changement.

La sororité – Petit topo

La sororité est un concept qui a été mis au premier plan par la quatrième vague féministe, davantage articulée autour des violences sexuelles après le mouvement #MeToo, même s’il a une histoire bien plus longue (Liedo, 2022). Le terme est dérivé du latin soror, qui veut dire sœur (Charrel, 2021, p. 232), et ne se prête pas à une définition uniforme. D’autant que son acception et sa mise en pratique ont varié au cours du temps et des pensées féministes qui l’ont utilisé et continuent à le revendiquer (Aráoz, 2020). Nous proposons donc dans cet article d’approcher le concept sous certains de ses traits principaux, mis en avant par différentes autrices.

La sororité comme solidarité politique

Pour Mannooretonil (2021), la sororité concernerait le fait de ne garder « que le meilleur, l’essence pure [des relations entre sœurs biologiques], et, en premier lieu, en éliminer le caractère obligé » (p. 96). On peut commencer par dire que la sororité représente une solidarité entre femmes* (Zupancic, 1998 ; Ferrarese, 2012 ; Aráoz, 2020). Plus spécifiquement, cette solidarité est politique, selon la pensée d’autrices féministes comme Kate Millet (Aráoz, 2020) ou bell hooks (Ferrarese, 2012) aux Etats-Unis. Il s’agit également d’une alliance politique pour la Mexicaine Marcela Lagarde (Aráoz, 2020). Politique, parce qu’elle met en lumière des relations de pouvoir et implique des actions et des luttes collectives dans la sphère publique.

Selon Lagarde, la sororité naît de la prise de conscience que développent les femmes de leur condition commune de domination dans la société patriarcale (Aráoz, 2020 ; Liedo, 2022). Elle sous-tend, comme on le disait, l’entreprise d’actions collectives pour lutter contre le patriarcat, et ce faisant combattre les inégalités entre les genres et les oppressions qu’elles induisent pour les femmes, et permettre l’empowerment de ces dernières (Aráoz, 2020). Il s’agit donc bien, quand on parle de sororité et pour bell hooks particulièrement, d’un engagement politique, transformatif. Elle dépasse la seule prise de conscience par les femmes de leur condition commune. Elle va également au-delà de leur alliance empathique face aux souffrances qu’elles subissent en raison de la domination masculine. Il n’est pas question, en effet, de les enfermer dans un statut collectif de victimes (Ferrarese, 2012 ; Liedo, 2022).

Un coup de pouce numérique ?

A ce titre, les technologies numériques peuvent jouer un rôle fantastique. Car, en facilitant le partage des expériences personnelles similaires, elles amènent les femmes à pouvoir s’identifier comme un « nous » : « Être perçue comme une femme et être traitée comme telle : c’est cela que nous partageons » (Delaume, 2019 ; citée par Charrel, 2021, p. 232). Il peut ainsi se créer un mouvement de prise de conscience que le privé est politique. Autrement dit, que les expériences vécues personnellement sont en fait le résultat d’un système de domination global au désavantage des femmes. Ces dernières peuvent par-là apprendre à s’identifier comme un groupe soumis aux mêmes inégalités, par exemple les violences de genre (Escalona Castro, 2019).

La sororité contre la compétition entre femmes

Selon Aráoz (2020), Lagarde ajoute une autre dimension fondamentale. La sororité permet non seulement de lutter contre les dynamiques de domination des hommes sur les femmes, mais également contre les relations hostiles qui peuvent exister entre les femmes elles-mêmes.  Liedo (2022) poursuit : d’après Lagarde, une compétition entre femmes est profitable au patriarcat. On dira, en s’inspirant de la pensée de Marx, que c’est parce que tant que les femmes sont divisées, elles ne peuvent se rendre compte de leur condition commune d’exploitation. Et donc, elles ne chercheront pas à la subvertir (Wathelet, 2021).

Affect, estime et confiance

Cette compétition entre femmes concerne, essentiellement, la lutte pour l’appréciation et la valorisation des hommes (Ferrarese, 2012 ; Liedo, 2022). C’est ce qui peut conduire au « syndrome de l’unique » dont nous parle Charrel (2021, p. 234). C’est-à-dire le caractère flatteur, voire la fierté, engendrés par le fait d’être la seule femme entourée d’hommes, ou capable de progresser dans une sphère essentiellement masculine, que ce soit dans les milieux professionnel ou amical. Et ce, au contraire de tout mouvement de sororité. Selon Liedo (2022), Lagarde souligne donc l’importance de créer des liens entre femmes basés sur l’affect, l’estime, la considération. Par-là, on confisque aux hommes la prérogative d’estimer les femmes, ce qui est déjà subversif.

Ces liens peuvent aussi être des liens de confiance. Confiance « d’une femme dans une autre car elle est sa semblable » (Aráoz, 2020, p. 5, trad. libre), ou affidamento pour la Libreria delle donne di Milano. Comme lorsque l’on se sait, en tant que femme, susceptible de subir des violences de genre, et que l’on considère dès lors spontanément des témoignages de victimes de ces violences comme légitimes (Escalona Castro, 2019).

En résumé

Toute cette dimension est assez bien résumée par Mannooretonil (2021) :

« Si les femmes ont pu se voir comme des rivales, c’est à cause du regard des hommes, du « papatriarcat » « à la Weinstein » : sortons donc, nous les femmes, de l’orbite de leur regard, et nous retrouverons l’affection mutuelle dont ils nous ont privées. Ni rivales ni amies, les femmes sont désormais membres d’une même communauté animée de la force de changer le monde. » (p. 101)

Cela dit, quant à l’amitié, une réflexion de Ferrarese (2012), citant Derrida (1994), nous paraît intéressante. Elle avance qu’une société patriarcale n’attend pas des femmes qu’elles soient amies, mais uniquement épouses et mères. L’amitié (sorore) entre femmes a donc en elle-même une valeur politique.

Sororité et identité de femme

Il y a aussi, pour plusieurs autrices, l’idée d’une sororité basée sur la revendication commune de son identité de femme (Bartlett, 1986), y compris dans ses aspects les plus physiologiques (Mannooretonil, 2021). Mannooretonil (2021) donne l’exemple du roman La tente rouge d’Anita Diamant, qui a donné lieu à de véritables pratiques. L’autrice y imagine une tente dans laquelle les femmes se rassemblent pendant leurs règles et discutent en toute bienveillance de certaines réalités propres au corps des femmes : les cycles menstruels, l’accouchement, etc. Il s’agit de donner une légitimité et un espace d’expression à des éléments dénigrés par la société patriarcale : « l’écoulement de sang, en premier lieu, mais aussi l’écoulement de la parole et de la sensibilité » (p. 97). Les femmes s’empouvoireraient de cette communion dans leur féminité.

Bartlett (1986), quant à elle, voit l’affirmation d’une identité de femme, basée sur « une vision et une définition de la « féminité » centrées sur [le point de vue de] la femme » (p. 523, trad. libre), comme un élément constitutif de la sororité. Pour l’autrice, une femme qui renie certains aspects de son identité de femme pour conquérir sa liberté et l’égalité ne sera pas vraiment libre, ni l’égale de l’homme. Bien sûr, on peut tempérer cette vision par le droit d’une personne à ne pas se définir par un genre particulier. De plus, cela pose une vraie question, puisque c’est en raison même du genre et de toutes les attentes qu’il génère, dans une société patriarcale, que des inégalités existent au détriment des femmes.

La nécessaire intersectionnalité

Également, il faut noter l’importance d’une sororité qui tient compte de la diversité (Ferrarese, 2012 ; Aráoz, 2020). En effet, le fait de promouvoir une alliance politique entre femmes du fait de leur condition commune de femmes, subissant de ce fait même des inégalités et des oppressions, ne doit pas invisibiliser d’autres identités subissant elles-mêmes des logiques de domination. Ainsi, les femmes noires ou lesbiennes ont pu reprocher à l’idéal de sororité promu par les féminismes à partir des années septante d’être celui de femmes blanches, privilégiées (Bartlett, 1986 ; Ferrarese, 2012 ; Charrel, 2021, p. 232), hétérosexuelles (Eloit, 2020).

bell hooks, par exemple, critique l’utilisation de la sororité par les femmes blanches pour asseoir leur position ascendante sur les femmes noires (Ferrarese, 2012). D’après Audre Lorde également, que cite Liedo (2022), une sororité basée sur une vision homogène de l’expérience des femmes est trompeuse. Pour Lorde, « derrière la sororité, le racisme demeure » (p. 15, trad. libre). Selon Eloit (2020), le Mouvement de libération des femmes en France, dans les années septante, promouvait également une sororité « homogénéisante », un amour entre femmes par-delà leurs différences. Le lesbianisme politique est un courant qui est né dans ce contexte, car cette vision centrée sur l’identité politique de « femme » pouvait être perçue comme invisibilisant les identités lesbiennes. De manière générale, pour reprendre Liedo, les critiques de la sororité concernent le fait qu’il existe, entre les femmes elles-mêmes, des logiques de domination basées sur la « race », la classe ou l’orientation sexuelle, entre autres.

On peut également parler de l’âge, et des craintes d’âgisme de Cynthia Rich par exemple, qui pourrait imprégner une supposée « horizontalité d’âge entre les sœurs » (Charrel, 2021, p. 233). En effet, les luttes féministes s’intéressent-elles suffisamment aux réalités des femmes qui prennent de l’âge ?

En résumé

Bref, pour reprendre Lagarde citée par Aráoz (2020), la construction d’une sororité doit bien se garder d’imposer une pensée unique, dominante et homogénéisante, qui invisibilise la diversité des autres identités opprimées selon Liedo (2022). Cette dernière souligne que la sororité doit, au contraire, tenir compte des différences, et des injustices qu’elles impliquent. Sinon, comme le rapporte Aráoz, elle impose (ou maintient) d’autres formes de domination, entre femmes cette fois. La sororité doit donc être inclusive, intersectionnelle, résume Liedo.

Conclusion

Pour conclure, on peut donc dire dans une première approche et en nous basant sur les autrices étudiées jusqu’ici que la sororité constitue une alliance, une solidarité politique entre femmes. Elle repose sur la prise de conscience d’une condition commune de domination et se traduit par des actions collectives concrètes pour renverser cette tendance. La sororité implique des liens affectifs et d’estime entre femmes, cassant les rapports compétitifs que leur construit le patriarcat. Elle peut être liée à l’affirmation d’une identité de femme. Elle doit cependant veiller à ne pas invisibiliser les autres identités opprimées, au nom de celle-là seule. Ainsi, une sororité qui ne reproduit pas des rapports de domination entre femmes est une sororité qui tient compte des différences raciales, sexuelles, de classe, d’âge, etc, et des luttes de leurs représentantes contre les inégalités qu’elles subissent.

* Par femmes, le CFEP entend toutes les personnes qui s’identifient comme femmes ; c’est donc en ce sens également qu’on l’appréhende dans cet article.

Sources

Aráoz, V. (2020). Sentidos y prácticas de sororidad en Facebook. Question/Cuestión, 2(66). DOI : https//doi.org/10.24215/16696581e500.

Bartlett, E. A. (1986). Liberty, Equality, Sorority: Contradiction and Integrity in Feminist Thought and Practice. Women’s Studies International Forum, 9(5-6), 521-529. DOI : https://doi.org/10.1016/0277-5395(86)90044-0.

Charrel, M. (2021). Qui a peur des vieilles ? Editions Les Pérégrines. 

Eloit, I. (2020). Trouble dans le féminisme. Du « Nous, les femmes » au « Nous, les lesbiennes » : genèse du sujet politique lesbien en France (1970-1980). 20 & 21. Revue d’histoire, 148, 129-145. DOI : 10.3917/vin.148.0129.

Escalona Castro, M. (2019). Sororidad y resistencia digital ante el acoso sexual callejero. Hachetetepé. Revista científica de Educación y Comunicación, 18, 119-124. DOI : https://doi.org/10.25267/Hachetetepe.2019.v1.i18.12.

Ferrarese, E. (2012). bell hooks et le politique. La lutte, la souffrance et l’amour. Dans A. M. Devreux et D. Lamoureux (dir.), Cahiers du genre, N°52. Les antiféminismes (pp. 219-240). DOI : 10.3917/cdge.052.0219.

Liedo, B. (2022). Juntas y revueltas: la sororidad en el feminismo contemporáneo. Recerca, Revista de Pensament i Anàlisi, 27(2). DOI :  http://dx.doi.org/10.6035/recerca.6539.

Mannooretonil, A. (2021). La sororité, pour quoi faire ? Etudes, 12, 91-104. DOI : 10.3917/etu.4288.0091.

Wathelet, E. (2021). Structures internationales et relations nord-sud [conférence]. IHECS, Bruxelles.

Zupancic, M. (1998). Axe Belgique-Québec-France : aspects de sororité. Anuario de Estudios Filológicos, 21, 461-467.

Plongez-vous dans les autres publications du CFEP

Colloque Grossesses et maternités – overview

Un colloque Grossesses et maternités se tenait au Sénat le jeudi 9 février dernier. Le Conseil des Femmes Francophones de Belgique et le Centre d’Action Laïque l’ont organisé, dans le cadre de la Semaine des droits des femmes.

Le CFEP y a assisté. Nous souhaitions faire un tour d’horizon des principales données qui ont particulièrement attiré notre attention durant cette journée de travaux.

Il y était question de l’autonomie de décision des femmes concernant leur maternité en Belgique, qu’il s’agisse d’un refus ou d’une trajectoire de grossesse. On a également discuté de certains éléments de la législation en la matière. Le colloque rassemblait des professionnel‧le‧s très divers‧es : gynécologues, médecins, travailleur‧euse‧s en plannings familiaux, juristes, avocat‧e‧s, etc.

Qu’en est-il de l’IVG en Belgique ?

Etat des lieux

L’interruption volontaire de grossesse n’est pas encore totalement dépénalisée chez nous. On peut avorter légalement jusqu’à la 12ème semaine de grossesse, ou au-delà pour des raisons médicales seulement. Il existe pourtant des cas où l’on dépasse ce délai, pour diverses raisons propres aux parcours des femmes concernées. Alors, la solution peut être de partir avorter ailleurs. Par exemple aux Pays-Bas (délai de 24 semaines légalement, plutôt de 20 ou 22 semaines en pratique).

Mais cette dernière démarche n’est pas permise à toutes, pour des raisons financières, de régularité du séjour en Belgique, etc… Et crée donc des inégalités. Ce délai légal pour pratiquer une IVG peut donc conduire certaines femmes à mener à terme une grossesse non désirée.

De plus, un délai de réflexion de 6 jours est encore obligatoire chez nous entre une première consultation pour une IVG et le moment où on la réalise effectivement. Pour les praticien‧ne‧s présent‧e‧s au colloque Grossesses et maternités, ce délai est absurde. En effet, il allonge encore la période d’angoisse des femmes jusqu’à l’IVG. Or, leur temps de réflexion a en fait souvent commencé depuis plusieurs semaines, dès qu’elles ont appris leur grossesse.

On note que l’avortement peut se faire par une intervention médicale (aspiration) ou par voie médicamenteuse. Cette dernière méthode peut se réaliser en partie à domicile. La sécurité sociale rembourse l’IVG en Belgique.

IVG et approche de genre

En fait, les intervenant‧e‧s rappellent que la grossesse est encore largement perçue comme naturelle dans nos sociétés, alors que l’IVG fait débat. Ainsi, on ne prend jamais le temps d’avertir une femme enceinte sur les risques inhérents à sa grossesse. Par contre, on a l’obligation de l’informer des risques d’une IVG. On survalorise le fait d’être mère et on stigmatise les femmes qui n’ont pas envie de l’être, alors que la maternité amène dans la vie d’une femme tout un ensemble de difficultés sur lesquelles il semble légitime de réfléchir. Mais de toute façon, l’idée essentielle qui ressort de ce colloque est que la décision doit revenir aux femmes elles-mêmes. Et non à la société et ses attentes de genre qui prennent position à leur place.

L’IVG s’inscrit dans la lutte pour les droits des femmes. Or, ces droits ne sont jamais acquis, et peuvent fluctuer avec l’actualité, comme on l’a récemment constaté aux Etats-Unis ou en Afghanistan. Pour la Belgique, il est essentiel de faire de l’avortement un champ d’action politique. Il faut lever les tabous à ce sujet, déstigmatiser la pratique, normaliser (sans banaliser) l’IVG comme un acte de santé publique. Et ouvrir le champ des possibles quant aux trajectoires de vie que les femmes peuvent se choisir.

Quelques considérations sur les maternités

Des grossesses par et pour les femmes

Pour ce qui est des femmes qui désirent être mères, les intervenant‧e‧s du colloque ont étudié plusieurs questions. Il s’agit avant tout de favoriser la participation active des femmes au suivi de leur grossesse. Les praticien‧ne‧s se doivent de leur fournir des informations appuyées scientifiquement et mises à jour. Les patientes doivent pouvoir s’en servir pour faire leurs propres choix éclairés tout au long de leur trajectoire de grossesse, puisque c’est leur corps que ces choix concernent. Il s’agit de pouvoir faire valoir leurs droits, sans déléguer intégralement et aveuglément la gestion de leur grossesse aux professionnel‧le‧s de la santé.

Cette autonomisation des femmes passe par un accent davantage mis sur le facteur humain dans les formations des médecins et le mode de tarification de l’INAMI. Les professionnel‧le‧s plaident, en effet, pour plus de temps, et de meilleure qualité, passé avec leurs patientes en consultation. La figure de la sage-femme doit également être davantage valorisée et impliquée dans le processus. Ces éléments augmentent la possibilité d’informer et d’accompagner correctement les patientes.

Grossesses et risques

Cette importance de l’information et du consentement des femmes enceintes permet de rappeler l’existence des violences (gynécologiques) obstétricales. En effet, celles-ci peuvent se manifester notamment tout au long d’un parcours d’accompagnement de grossesse. Selon la Plateforme citoyenne pour une naissance respectée (2022), ces violences concernent « tout acte médical, posture, intervention non approprié ou non consenti » de la part du personnel de santé. Elles peuvent donc inclure des actes ou des traitements non justifiés par les recommandations des organismes de santé, une non-reconnaissance de la douleur des patientes, des propos déplacés ou humiliants, des actes réalisés sans en informer la patiente, etc. La Plateforme ajoute que ces violences concernent une femme sur cinq. Et le ratio augmente si la patiente a une couleur de peau qui fait l’objet de discriminations ou si elle a un niveau d’études secondaire, par exemple.

En outre, la grossesse est une condition qui favorise l’augmentation des violences conjugales.

Enfin, la situation bruxelloise amène des difficultés particulières dans la prise en charge des femmes enceintes. En effet, un enfant sur quatre va naître dans la pauvreté à Bruxelles. Or, une situation de précarité fait passer la santé au second plan dans les priorités des personnes qui la vivent. Cela diminue l’efficacité des campagnes de prévention autour de la grossesse et la parentalité. De plus, environ 70% des femmes bruxelloises qui arrivent à l’accouchement sont d’origine étrangère. Cela peut représenter un défi supplémentaire lorsqu’il s’agit de s’assurer des bonnes information et compréhension de la patiente dans son suivi de grossesse.

Plus d’infos sur le colloque Grossesses et maternités auprès du Centre d’Action Laïque : https://www.laicite.be/evenement/grossesses-et-maternites/

Vers le site de la Plateforme citoyenne pour une naissance respectée, d’où sont extraites les informations sur les violences obstétricales : https://www.naissancerespectee.be/sos-violence/

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La charge mentale – Un poids genré

La charge mentale est aujourd’hui un mot que l’on entend beaucoup, et qui parfois est utilisé un peu à toutes les sauces. Il s’agit d’un concept essentiel en ce qu’il renvoie à des réalités et des vécus bien spécifiques. Sa juste utilisation dans la sphère publique permet de les visibiliser et les légitimer, ainsi que les rapports de pouvoir qu’ils impliquent, en l’occurrence liés au genre.

Dans son livre autobiographique Les années (2008), Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, nous dit ceci :

« Selon les critères des journaux féminins, extérieurement elle fait partie de la catégorie en expansion des femmes de trente ans actives, conciliant travail et maternité, soucieuses de rester féminines et à la mode. Énumérer les lieux qu’elle fréquente dans une journée (collège, Carrefour, boucherie, pressing, etc.), ses trajets dans une Mini Austin entre le pédiatre, le judo de l’aîné et la poterie du cadet, la Poste, calculer le temps dévolu à chaque occupation, cours et corrections, préparation du petit déjeuner, des vêtements des enfants, du linge à laver, du déjeuner, courses, sauf le pain – c’est lui qui le rapporte au retour du travail – ferait apparaître :

un partage apparemment inégal entre le dedans et le dehors de la maison, le travail salarié (2/3) et le travail domestique, y compris éducatif (1/3)

une grande diversité de tâches

une importante fréquentation des lieux de commerce

une absence quasi totale de temps morts » (pp. 124-125)

Cette perspective est celle d’une femme française plutôt privilégiée du début des années septante. Mais elle décrit avec beaucoup de justesse, sans encore le nommer, un concept qui fait encore partie intégrante du quotidien des femmes aujourd’hui : la charge mentale.

Définition

Cette notion a été pour la première fois étendue à la sphère domestique en 1984 par la sociologue française Monique Haicault, dans son article La gestion ordinaire de la vie en deux. Depuis lors, la notion a fait son chemin. La charge mentale est désormais entendue comme le poids psychologique causé par la gestion quotidienne du foyer, et les compétences particulières qu’elle requiert, sur les personnes qui assument cette gestion, et donc en immense majorité sur les femmes. Ce poids et ses conséquences se marquent d’autant plus lorsque cette nécessaire gestion domestique se combine à des responsabilités professionnelles (Simard, 2019 ; Haicault, 2020 ; Larousse, 2020). Mais attention, comme le souligne Haicault (2020), la charge mentale ne concerne pas seulement la réalisation concrète des tâches domestiques, mais surtout le fait que la responsabilité de leur planification, leur organisation, leur gestion (Simard, 2019) est socialement considérée comme assumée par les femmes (Emma, 2017).

Autrement dit, selon Emma (2017), dessinatrice féministe qui a popularisé la notion de charge mentale dans sa BD Fallait demander, il est possible que les hommes (hétérosexuels) s’impliquent pratiquement dans les tâches domestiques au sein du foyer, bien que les statistiques montrent qu’ils y consacrent bien moins de temps que les femmes (Caldini, 2015 ; Observatoire des inégalités, 2016 ; Simard, 2019). Mais ils les réalisent le plus souvent en tant qu’exécutants, attendant que leurs compagnes leur délèguent des rôles, et remettant par-là entièrement sur leurs épaules la charge d’organiser ce travail domestique. C’est ce qu’ils expriment par des « Dis-moi si je peux t’aider », ou d’autres « Mais tu ne m’avais pas demandé de préparer ça, si j’avais su, je l’aurais fait ! ». Par ce genre de réflexions, Emma conclut que les compagnons refusent donc de prendre leur part de charge mentale, se contentant de réaliser quelques tâches si et seulement si on le leur demande (voire leur décrit comment s’y prendre).

Un double travail

Donc, les femmes se retrouvent le plus souvent organisatrices/coordinatrices et exécutantes principales du travail domestique. Ce terme de travail domestique n’est pas neutre, puisque Haicault (1984) discute déjà l’idée d’un double travail des femmes, leur travail salarié et le travail domestique qui les attend à la maison, ce dernier étant complètement invisibilisé et non-rémunéré (Simard, 2019), dévalué mais normalisé (Haicault, 2020). Or, ces deux jobs ne constituent pas deux réalités bien distinctes qui ne s’imbriquent pas, mais les préoccupations de l’un persistent durant le temps qui est consacré à l’autre. Ainsi, à tout moment de la journée, les femmes se retrouvent en train de jongler entre des données de diverses natures qu’elles doivent organiser, planifier et gérer : courses à faire, factures à payer, dossiers à terminer, activités des enfants à planifier, linge à repasser, maison à ranger, réunions à préparer, etc.

La charge mentale liée au travail domestique (qui se retrouve donc alourdie si la femme travaille, mais qui lui incombe tout autant si elle ne travaille pas), toujours selon Haicault (2020, 2021), requiert par conséquent des compétences à part entière, largement sous-estimées : compétences techniques de gestion, de mémorisation, de coordination, de planification, de réponse aux imprévus ; capacité de jongler entre différentes temporalités propres aux vies personnelle et professionnelle des femmes et/ou aux activités spécifiques des différent‧e‧s membres de leur famille ; capacités d’empathie et affectives, relatives au care, au prendre soin, nécessaires pour veiller au bien-être de l’ensemble de leur famille, dont on leur attribue également la charge, en ce compris l’éducation des enfants. D’ailleurs, la charge mentale augmente grandement lorsque l’on devient maman, puisqu’il incombe également aux femmes dans de nombreuses sociétés de s’occuper des enfants dès leur naissance, tandis que leurs maris repartent rapidement travailler. Cela explique, entre autres, que le congé paternité soit un enjeu féministe (Brachet, 2007 ; Emma, 2017).

Quelles perspectives ?

Évidemment, le fait que la charge mentale soit quasi-exclusivement l’apanage des femmes n’a rien de naturel, bien qu’il soit présenté comme tel dans nos sociétés. L’attribution du travail domestique en écrasante majorité aux femmes est le fruit de construits sociaux et de stéréotypes de genre (Emma, 2017 ; Haicault, 2020), qui sont reproduits d’une génération à l’autre. En effet, comme l’explique Emma (2017), dès notre naissance, nous apprenons que les filles prennent soin de leur poupée et jouent à la dînette, mais pas les garçons. Nous voyons nos mamans tout assumer dans la maison pendant que nos papas les laissent faire sans trop s’impliquer. Nous grandissons avec des médias, fictionnels ou non, qui limitent les femmes aux rôles d’épouses et de mères, tandis que leurs partenaires masculins partent vivre maintes aventures. Une meilleure répartition de la charge mentale passe donc par un travail sur les stéréotypes et les attentes de genre au sein de la vie familiale, et ce, dès l’éducation des enfants. En ce sens, selon Haicault (2020), une prise de conscience que la quasi-exclusivité féminine de la charge mentale ne va pas de soi se met en place depuis quelques années. Haicault ajoute que la pandémie a révélé le caractère tout à fait essentiel du travail du care, à la maison comme en-dehors.

Châteauneuf (2019 ; citée par Simard, 2019), dans son essai Si nous sommes égaux, je suis la fée des dents, propose par ailleurs quelques outils pour mieux distribuer la charge mentale au sein du couple, qui dépassent une simple répartition plus équitable des tâches domestiques. Car, on le rappelle, c’est le travail de planification et de gestion mentales permanentes de ces tâches qui est en jeu, lequel est encore presque totalement l’apanage des femmes dans nos sociétés.

Sources :

Brachet, S. (2007). Les résistances des hommes à la double émancipation. Pratiques autour du congé parental en Suède. Sociétés contemporaines (65), 175-197. DOI : 10.3917/soco.065.0175.

Emma. (2017). Fallait demander. https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/.

Ernaux, A. (2008). Les années. Gallimard.

Caldini, C. (2015). Égalité homme-femme : la répartition des tâches domestiques en trois graphes. https://www.francetvinfo.fr/societe/egalite-homme-femme-la-repartition-des-taches-domestiques-en-trois-graphes_902569.html.

Haicault, M. (1984). La gestion ordinaire de la vie en deux. Sociologie du travail, 26(3), 268-277. DOI : https://doi.org/10.3406/sotra.1984.2072.

Haicault, M. (2020). La charge mentale. Histoire d’une notion charnière (1976-2020) [Article]. Hal. https://hal.science/hal-02881589.

Haicault, M. (2021). La charge mentale, son émergence et ses transformations, un cadre conceptuel d’analyse [Article]. Isidore. https://isidore.science/document/10670/1.yamtlr.

Larousse. (2020). Charge mentale. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/charge/14743#11072849.

Observatoire des inégalités. (2016). L’inégale répartition des tâches domestiques entre les femmes et les hommes. https://www.inegalites.fr/L-inegale-repartition-des-taches-domestiques-entre-les-femmes-et-les-hommes.

Simard, V. (2019, 4 octobre). Partager le poids de la charge mentale. La presse. https://www.lapresse.ca/societe/famille/2019-10-04/partager-le-poids-de-la-charge-mentale.

Personne devant un ordinateur, bloc-notes, et tasse de café

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