Le selfcare : origines, limites & enjeux

Dans notre société actuelle, le selfcare est devenu une tendance incontournable. Les médias regorgent de messages encourageant à prendre du temps pour soi, à s’offrir des moments de détente et à se chouchouter. Le selfcare est célébré comme un acte d’amour envers soi-même.

Chaque jour, le #selfcare est utilisé plus de 18 millions de fois sur Instagram ; c’est un des plus populaires. Mais que se cache-t-il réellement derrière cette tendance ? D’où vient-elle ? Quelles en sont les limites et les enjeux ?

ORIGINES

Il faut tout d’abord noter que le concept du selfcare vient initialement des mouvements radicaux noirs et féministes états-uniens des années 50. Il est alors « un moyen de résister aux systèmes de suprématie blanche, de patriarcat et de capitalisme »[1]. Les activistes insistent sur sa primordialité pour contrer l’épuisement, ainsi que pour se protéger et guérir des traumatismes d’oppression à répétition.

« Prendre soin de moi n’est pas de l’indulgence personnelle, c’est de la préservation de soi, et c’est un acte de guerre politique. » Audre Lorde, 1988.

LIMITES

Fondamentalement, il s’agit donc de prendre du temps pour soi-même ; du temps simplement destiné à se ressourcer, à se détendre, à trouver un équilibre et de la compassion envers soi-même. In fine, de préserver un mode de vie épanouissant et durable.

Actuellement, les dérives du bien-être se situent à l’intersection entre nombreuses discriminations : elles sont sexistes, classistes, individualistes, productivistes…

CONSUMÉRISME & INDIVIDUALISME

Ines nous a prévenu·es ; la peau a 3 besoins, le reste est marketing. Et, en effet, le bien-être est devenu « un marché, l’une des poules aux œufs d’or du capitalisme à la fin des années 80 et s’impose peu à peu comme une obligation » (Camille Teste, Politiser le bien-être, Binge Editions, 2023). Cette industrie a été évaluée à environ 11 milliards de dollars en 2018 et continue de croître.

En effet, malgré la radicalité de son origine et la beauté de l’idée de base, le selfcare tel que nous le connaissons aujourd’hui a été édulcoré et marchandisé. Nous, consommateurices, recherchons des voies de soulagement face aux stress toujours croissants auxquels nous sommes confronté.es ; aussi, les entreprises, toujours aussi réactives, répondent à cette demande et ce besoin grandissant en les capitalisant. Cette récente tendance du marketing axé sur le bien-être est une stratégie très claire pour nous distraire et nous tenir éloigné.es des réels enjeux sociétaux actuels.

Mais pourquoi ça marche ? Est-ce que le selfcare n’est pas devenu une excuse pour glorifier un monde de plus en plus individualiste ?

On nous dit simplement d’acheter un nouveau produit pour résoudre nos problèmes. Mais aucun nombre de bains moussants ou de jus verts ne pourra réparer une culture qui dévalue constamment notre bien-être émotionnel et nous dit que la seule manière d’être heureux.se est de continuer à se mettre une pression sur les épaules pour aller mieux, chacun.e chez soi.

Or, quand le monde est hostile, on se referme sur son petit cocon, sa petite vie à soi. En effet, le selfcare, c’est notre moyen individuel d’avoir la sensation de reprendre le contrôle de nos vies. C’est notre échappatoire. En effet, nos problèmes actuels sont tellement immenses (climat, fascisme, sexisme, racisme…) que, « à défaut de se sentir capable de s’attaquer aux réels problèmes, on s’attaque aux symptômes. On a totalement perdu ce réflexe du collectif, d’organisation collective » (Camille Teste, Politiser le bien-être, Binge Editions, 2023).

« Cette idée que nous n’avons aucune responsabilité collective de ce qu’il se passe dans le monde ou dans le cœur des autres, c’est une théorie fictionnelle de propagande politique, qui nous mène tout droit à un égoïsme suprême érigée en valeur morale, qui nous insensibilise petit à petit et nous envoie droit vers la catastrophe fasciste. Parce que sans communauté, sans responsabilité commune, il n’y a plus de collectif ni de société » (Judith Duportail, Selfcare ta mère, Binge Audio, 2023).

CLASSISME, SEXISME & CAPITALISME

Il faut être honnête : nous parlons ici d’un concept principalement orienté vers les femmes ou personnes qui se définissent comme telles. Le patriarcat perpétue des standards de beauté inaccessibles, exerçant une pression sur nous pour atteindre un certain niveau de perfection. Les réseaux sociaux sont souvent inondés d’images de routines de selfcare impeccables, de séances d’entraînement quotidiennes, de repas sains préparés avec soin, et de spas à domicile somptueux. Cette représentation idéalisée du selfcare peut créer un sentiment de culpabilité pour les gens qui ne parviennent pas à suivre ces normes élevées.

Une autre limite du selfcare est son coût potentiel. De nombreuses pratiques de selfcare, telles que les soins de la peau haut de gamme, les abonnements à des studios de fitness, ou même des vacances de bien-être, peuvent être financièrement inabordables pour une très grande partie de la population. Cela crée une discrimination de plus entre les gens, engendrant des sentiments d’injustice et d’exclusion.

Le selfcare peut également être compromis par la pression du temps et de la productivité. Dans une société où le rythme de vie est souvent effréné, prendre du temps pour soi peut sembler un luxe que peu de gens peuvent se permettre. Parallèlement, il existe une pression sociale pour être constamment productif, ce qui peut pousser les individus à négliger leurs besoins en selfcare au profit de l’efficacité.

On le comprend, le selfcare est représentatif de notre société quand on observe les discriminations qu’il englobe : dérives individualiste et capitaliste, privilèges de classes, etc. Pour autant, cela reste un concept essentiel dans nos vies.

Mais, alors, comment redonner au bien-être sa beauté militante ?

Comment trouver l’équilibre en ces temps de chaos ?

Image représentant une personne qui prend soin d'elle : bigoudis, crème, plantes...

ENJEUX

Techniquement, nos questionnements étant individualisés et psychologisés (ai-je une belle peau ? bois-je assez d’eau ?) et des « solutions rapides » sous forme de produits nous étant soumises (masques, gourdes graduées, coachings…), nous sommes chacun et chacune rendu·es incapables de déceler les problèmes plus systémiques et sociologiques qui bouillonnent sous la surface et architecturent nos sociétés. Pourtant, les maux transpercent toutes les strates de la population : des personnes de tous âges signalent une augmentation du stress, de l’épuisement professionnel et de l’anxiété. Les hospitalisations pour des crises de santé mentale sont en hausse. Nous nous faisons donc un grand déservice en traitant et définissant le bien-être comme une matière seulement intime, plutôt que comme faisant partie d’un système plus vaste qui nous nuit touxtes. N’oublions jamais que l’intime est politique.

Bien sûr, le selfcare, en soi, n’est certainement pas une chose mauvaise, égoïste ou frivole.

Au contraire, il reste une pratique précieuse pour le bien-être mental et physique. Ne tombons pas dans l’autre extrême en s’interdisant nos moments de bien-être : une journée au spa, un bon bain chaud, une crème qui sent bon, une séance de Pilates… Evidemment, tout cela est extrêmement agréable et important. Plus que jamais, nous avons toustes besoin de moments de répit, de paix, pour respirer, faire une pause.

Pour autant, ne nous laissons pas trop embarquer dans l’esthétique de cette tendance marketing et ne laissons pas ce principe vertueux devenir une source de stress supplémentaire. Il est temps de repolitiser ce bien-être et d’en faire une arme collective au service du peuple. Les pratiques du bien-être sont souvent intéressantes intrinsèquement, mais sont à réfléchir pour les transformer en outil au service d’un projet de société plus juste. Pour cela, il serait intéressant de revenir à la source du concept d’Audre Lorde…

Les combats à mener sont multiples, complexes… mais tout autant enrichissants et essentiels. Ramenons de la joie dans nos luttes, organisons-nous ensemble pour intégrer de la tendresse dans nos révoltes. L’avenir, le monde dont on rêve est un monde plus juste, plus respectueux, plus heureux. Mais, afin d’y arriver, nous ne pouvons pas nous laisser happer par l’aigreur et la pollution actuelle. Nous ne devons de montrer que ce pour quoi on se bat est beau, mobilisons-nous pour nos luttes fédératrices. Et, pour cela, nous ne pouvons pas y laisser notre santé. Et c’est à cet équilibre qu’il faut essayer de tendre.

Concluons peut-être par cette citation de Virginie Despentes : « La douceur et la bienveillance sont les notions les plus antinomiques avec le système qui nous opprime. La douceur et la bienveillance, c’est le contraire de l’exploitation capitaliste ». Soyons doux·ces, envers nous-mêmes, les autres, nos corps et nos esprits, envers nos enfants et leur cœur, envers la planète et ses cadeaux. De cette douceur découlera le changement.

Personne devant un ordinateur, bloc-notes, et tasse de café

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